J’ai grandi en Algérie, où je suis né de parents Français, eux-mêmes natifs
d’Algérie. Le pays était à ce moment-là gouverné par la France. Mon père
faisait carrière dans la fonction publique, et il avait le grade d’Administrateur des Services Civils.
De 1950 à 1953, il était responsable de la Commune Mixte du Djebel Amour, dans le sud Oranais, et nous habitions
la petite ville d’Aflou. Ce territoire était l’une des plus grandes communes mixtes d’Algérie,
couvrant environ 25.000 km2, mais avec une faible population due à la rareté des terres arables et à
la proximité du Sahara.
Lorsque l’on évoque le Sahara, bien des gens imaginent un océan
de dunes de sable et des caravanes de chameaux. En fait, Aflou elle-même, située à 1.500 m. d’altitude,
connaissait des hivers rudes avec parfois de la neige, de violents orages en été, et se parait de prairies verdoyantes
et de ruisseaux rarement à sec. Bien entendu, à mesure qu’on se rapprochait du Sahara, la végétation
se raréfiait et, au-delà des contreforts de l’Atlas Saharien, le terrain devenait plat. Cela ressemblait
fort aux paysages du Nevada.
En ce temps-là, avant la guerre d’indépendance, il y avait encore
beaucoup de gibier, lièvres, perdreaux, outardes, et mêmes quelques petits troupeaux de gazelles. C’était
le territoire des nomades. Ces tribus, constamment en movement à la recherche de nouveaux pâturages, pouvaient
avoir jusqu’à 30.000 moutons et leurs grandes tentes en poil de chameau cachaient des richesses souvent considérables.
Chaque tribu élevait un petit troupeau d’agneaux uniquement pour en faire des méchouis, les nourrissant
au “chihh”, une sorte d’armoise sauvage qui donnait à la viande un parfum incomparable.
Plusieurs fois par an, mon père partait en tournée dans la commune pour aller rendre visite à ses administrés.
Aller chez ces nomades, qui vivaient bien entendu très loin de toute route, était toute une aventure, et il
était indispensable d’avoir un guide. Bien qu’âgé de 8 ou 9 ans, mon père m’emmenait
parfois avec lui, à ma grande joie. Nous partions pour plusieurs jours, conduisant pendant des heures à
travers ces grands espaces arides dans une Jeep des surplus Américains, avalant des nuages de poussière, cahotant
à travers des terriers de rongeurs, et nous ensablant parfois, jusqu’à ce nous trouvions les nomades.
J’étais au septième ciel…!
Les nomades n’ayant guère l’occasion d’accueillir
de visiteurs d’une part, et vu d’autre part le statut officiel de mon père, nous étions toujours
reçus en grande pompe, avec festin à la clé.
Il faut noter qu’en Algérie, le
méchoui est une entrée, servie en début de repas, et jamais le plat principal. Les moutons que
je rôtis pour mes amis pèsent en général une vingtaine de kilos, mais les jeunes broutards de ces
nomades dépassaient rarement sept à huit kilos. Leur préparation ne prenait donc pas beaucoup plus
de trois ou quatre heures. Comme ils étaient égorgés immédiatement avant la cuisson, la
viande était encore chaude à l’embrochage.
Les repas prenaient place sous la tente principale,
sur des tapis de haute laine, et nous étions confortablement assis sur des coussins moëlleux, autour d’une
table basse “maïda”.
Après le rituel du lavage des mains, le méchoui était
présenté sur un grand plateau de cuivre décoré de motifs ciselés. En principe, un
agneau servait six à huit personnes. L’hôte, de sa main droite, détachait un lambeau croustillant
de peau grillée et l’offrait aux invités. Ensuite, nous prenions avec les doigts de succulents morceaux
de viande brûlante, ou de petites côtelettes parfumées, ou mieux encore le fin du fin, le “filet
intérieur”. Il n’était pas question de se servir d’un ustensile quelconque, car la viande
se détachait aisément de l’os. Le méchoui n’est en effet jamais servi saignant, la
viande ne doit même pas être rose. Mais le procédé de cuisson assure une viande tendre et
pas du tout sèche. Après quelques bouchées, le plat était emporté en dehors de la
tente, sans doute pour le régal du reste de la tribu, car le méchoui n’est pas un plat de tous les jours….
Suivait un défilé de plats variés, tagines au mouton ou au poulet, en particulier le fameux “tagine
a’h’lou” aux pruneaux, couscous aux raisins secs “t’a’am”, dont nous nous régalions
jusqu’à satiété. Etant en pays d’Islam, les boissons alcoolisées étaient
hors de question, et nous buvions de l’eau avec le repas. Quelques pâtisseries orientales clôturaient
le festin, telles que “m’kroud”, ruisselant de miel sauvage, mais aussi à l’occasion un gâteau
au chocolat, quelque peu incongru dans le contexte. Après un autre lavage de mains, on nous servait du thé
à la menthe, encore un autre rituel. On ne se servait pas de sucre en poudre, mais de morceaux cassés,
à l’aide d’un petit marteau en laiton, à partir de gros pains de sucre enveloppés de papier
indigo. Quelques fois, c’était du café qui était servi, très chaud et très
fort, assaisonné de poivre moulu. Cette combinaison peut paraître étrange, mais c’était
délicieux.
La nuit, nous nous endormions en écoutant les hurlements des chacals et le bruit feutré
des moutons qui entouraient les tents. C’était un peu comme dans “Lawrence d’Arabie”,
sans les fioritures hollywoodiennes…
Une fois par an, mon père organisait à Aflou même
un festival où toute la commune était invitée à participer. Cela durait deux ou trois jours,
avec courses de chevaux et de chameaux, défilé de “bassours”, véritables cabanes portées
à dos de chameau et dont l’objet était de transporter les femmes sans qu’elles soient vues, et surtout
de gigantesques fantasias telles qu’on n'en reverra probablement plus jamais. Des centaines de cavaliers y participaient,
habillés de leurs plus beaux atours, fiers de montrer leurs prouesses équestres sur leurs montures équipées
de superbes selles brodées d'or et d'argent. Je me souviens d’océans de cavaliers, vague après
vague, 15 ou 20 de front, partant à une centaine de mètres de la tribune d’honneur, d’abord au petit
pas, puis au trop, puis au galop, pour finir avec une charge effrénée, debout sur leurs étriers, faisant
des moulinets d’une seule main avec leurs fusils, les lançant parfois en l'air pour les rattraper en plein vol,
hurlant des cris de guerre, et déchargeant tous ensemble leurs armes droit devant eux, juste en face des spectateurs.
Les coups de feu, l’odeur de la poudre, les cris des hommes et les hennissements de leurs montures chamarrées
formaient un spectacle inoubliable.
Dans la soirée, le village entier partageait jusqu’à 60
méchouis cuits simultanément, dont on pouvait sentir de loin l’odeur alléchante, et on s’attroupait
autour de groupes de musiciens, les enfants dansant au son acidulé de la “raïta” (une sorte de clarinette)
et au rythme insistant de la “derbouka” (tambour), les you-yous perçants des femmes marquant une improvisation
réussie.
Puis ce fut la guerre d’indépendence, la fin d’une ère et le début
d’une nouvelle…
Aujourd’hui, lorsque je prépare un méchoui pour mes amis, son
odeur rappelle en moi des souvenirs de la période la plus heureuse de mon enfance, et fait résonner dans les
recoins de ma mémoire l’écho lointain du temps passé.
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